lundi 20 septembre 2010

:: Le respect de la légalité par la gauche peut-il arrêter la réaction ? [Chili #3]

Extrait de Chili : un massacre et un avertissement (brochure parue le 30 septembre 1973.


Est-ce parce qu’Allende n’avait pas la majorité absolue qu’il a été renversé par l’armée ?

Si tel était le cas il y a trois ans qu’Allende aurait été renversé par l’armée, le jour où il arriva en tête des élections présidentielles avec 36,3 % des suffrages seulement contre 34,98 % au candidat de droite Jorge Alessandri et 27,84 % au candidat démocrate-chrétien Radomiro Tomic. D’ailleurs, la constitution chilienne prévoit dans ce cas que l’élection est soumise à ratification par le Parlement. Or au sein de celui-ci, la Démocratie Chrétienne apporta ses voix à Allende qui fut donc élu tout à fait régulièrement.

Et si c’était une question de pourcentage des voix, l’armée aurait dû hésiter encore davantage ces derniers mois puisque le 4 mars dernier, lors des élections législatives, I’Unité Populaire avait obtenu 43,9 % des voix et avait donc amélioré son assise électorale de plus de 7 % depuis les présidentielles.

Pourtant L’Humanité (30.6.73) elle-même doit écrire : « C’est d’ailleurs depuis les élections législatives de mars dernier - marquées par une progression spectaculaire de l’Unité Populaire (de 36 % à 44 %) - que les faux démocrates de tout acabit se sont engagés, ouvertement, dans la voie de la sédition ».

En fait le pourcentage des voix recueillies par Allende n’avait aucune espèce d’importance pour l’armée. Allende et l’Unité Populaire auraient-ils recueilli plus de 50 % des voix, 60 ou 70 % même, que cela n’aurait en rien arrêté les généraux. L’armée et la police sont faites pour permettre à la bourgeoisie avec quelques dizaines de milliers d’hommes (c’est à-dire avec des forces numériquement infimes par rapport à n’importe quelle majorité électorale, même relative comme celle d’Allende), parce qu’ils sont armés et organisés, de dicter sa loi à des millions d’autres qui ne le sont pas. C’est même fondamentalement leur rôle et leur raison d’être, sinon pourquoi la bourgeoisie entretiendrait-elle à grands frais une armée et une police ?

La démocratie est un luxe dont la bourgeoisie se passe lorsque les circonstances l’exigent, de son point de vue.

Les dirigeants politiques des pays démocratiques sont-ils attachés à la légalité ?

Ce n’est pas l’attachement imbécile à la légalité qui trace les limites de l’action des hommes politiques bourgeois, et pas plus ceux de gauche que ceux de droite. C’est la conscience des intérêts des classes qu’ils représentent et qu’ils défendent.

Ceux de droite n’ont aucun scrupule à faire appel à l’armée et à la police, contre la constitution légale : les conservateurs et les démocrates-chrétiens qui ont appuyé la junte au Chili viennent de le démontrer une nouvelle fois ; de Gaulle qui s’aida de la révolte des pieds-noirs et de l’armée d’Algérie pour venir au pouvoir, en est un autre exemple.

Quant à ceux de gauche, s’ils se veulent généralement plus respectueux de la légalité, comme apparut Allende par exemple, c’est parce que cette légalité est pour eux un instrument essentiel pour tenir et retenir les masses travailleuses sur lesquelles ils s’appuient électoralement. Que ces masses tentent malgré tout d’aller plus loin qu’ils ne veulent le permettre et ils savent fort bien eux aussi, sans se préoccuper de la légalité, faire alors donner contre elles la force brutale de l’armée et de la police.

Allende lui-même a su modifier la loi lorsqu’il a estimé que c’était de l’intérêt général de la bourgeoisie de le faire : à propos des nationalisations ou de la réforme agraire par exemple. N’importe quel homme politique bourgeois est capable de faire cela. Avant lui, le démocrate-chrétien Frei l’avait fait aussi.

Si Allende, en revanche, ne s’est pas attaqué à l’armée et à la police, s’il a voulu respecter à la lettre la constitution actuelle du Chili, c’est par conscience et choix politiques, et non par scrupules de justice. C’est parce qu’il estimait qu’il était vital pour les intérêts généraux de la bourgeoisie de les conserver intactes.

Peut-on compter sur la bonne volonté de la bourgeoisie ?

Toute l’histoire des siècles et des décennies passés comme l’exemple actuel du Chili le prouve : lorsqu’elle estime que ses intérêts l’exigent la bourgeoisie est prête à faire tuer et massacrer des milliers sinon des millions d’hommes. Pour défendre ses intérêts elle a été capable de déclencher et de mener deux guerres mondiales qui ont fait des dizaines de millions de victimes. Pour défendre ses intérêts elle a toujours été prête à déclencher la guerre civile, en Grèce, en Espagne, en Indonésie, etc.

Compter sur la bonne volonté d’une telle classe, compter qu’elle s’inclinera devant le jeu démocratique au cas où il lui serait défavorable, voilà la véritable utopie, l’invraisemblable cécité qui ne peut que préparer d’autres désillusions et d’autres massacres.

Quelles garanties les travailleurs français doivent-ils rechercher ?

Contre l’armée bourgeoise, contre la caste des officiers et l’état-major, il n’y a pas de garantie possible.

L’existence du contingent, ligoté, bâillonné, soumis au sein de l’armée n’en est une en aucune façon.

Les travailleurs ne seront garantis contre un mauvais coup de la part de l’armée et de la police, que si elles sont mises hors d’état de nuire, c’est à-dire dissoutes et désarmées. Sinon l’armée restera comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de tout gouvernement de gauche et à plus forte raison de tout pouvoir ouvrier.

Et désarmer l’armée cela veut dire que les armes doivent passer aux mains des travailleurs. L’armement de la classe ouvrière, gage réel du pouvoir des travailleurs, voilà le premier point fondamental d’une politique au service des travailleurs. Sans ce point-là, tous les programmes de gauche, tous les programmes socialistes, dont la réalisation peut être remise en cause à tout moment par une intervention de l’armée, ne sont qu’illusion et poudre aux yeux.

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