vendredi 9 septembre 2011

:: Capitalisme : des crises du siècle passe à celles du siècle présent


L’équilibre de l’économie capitaliste ne peut être atteint qu’à une double condition. D’une part, puisque dans cette économie on produit pour vendre, il faut que la production globale s’établisse au niveau de la demande solvable. D’autre part, il faut qu’entre les diverses branches de l’économie, et essentiellement entre celles du secteur qui fabrique des moyens de production et de celui qui fabrique les biens de consommation, le développement respecte une proportionnalité et une série de relations complexes difficiles à satisfaire.
Or, l’économie n’obéit à aucun plan d’ensemble ; la production est réalisée par un grand nombre de producteurs individuels, agissant séparément les uns des autres, sans aucun autre contrôle social que celui exercé après coup, c’est-à-dire après la réalisation de la production, par le marché. Ce trait fondamental, le capitalisme l’a gardé par delà toutes les transformations qui l’ont affecté au long d’une évolution qui l’a conduit de la libre concurrence aux monopoles.
La recherche du maximum de profit individuel, non seulement sans aucune coordination, mais précisément les uns au détriment des autres, qui est le propre d’un tel mode de production, exclut toute harmonisation préétablie. Les équilibres indispensables ne pouvant pas s’établir avant la production, s’imposent après, sur le marché. Si la tendance du capital à accroître la production pour accroître le profit capitaliste a fait que la production a dépassé la demande solvable, les ventes s’effondrent, et une période de ralentissement succède à l’activité productive fiévreuse et aveugle. La production capitaliste s’ajuste ainsi au niveau des besoins solvables de la société par des oscillations, tantôt dépassant ce niveau, tantôt tombant jusqu’à une interruption presque totale.
L’équilibre précaire entre le secteur des moyens de production et le secteur produisant des articles de consommation, est nécessairement rompu par le fait même de l’accroissement de la production qui caractérise une période d’expansion. L’élargissement de la production se traduit par une croissance de la composition organique du capital, par un renouvellement massif et une extension du capital fixe, autrement dit, par une demande soutenue adressée par tous les capitalistes au secteur produisant des moyens de production (machines, usines, équipements, etc...). Ce secteur s’accroît beaucoup plus rapidement que celui qui produit des articles de consommation. L’équilibre est rompu en faveur du premier secteur. Mais dès que le renouvellement et l’extension du capital fixe sont terminés, dès que l’équipement des capitalistes est achevé, le secteur qui fabrique des moyens de production ne trouve plus d’acheteurs, il se retrouve en état de surproduction, donnant le point de départ de la crise. Ainsi, la marche cyclique de l’économie. est rythmée par la période de renouvellement du capital fixe dans l’économie.
L’histoire de l’économie capitaliste tout au long du XIXe siècle, avait été ponctuée par des crises qui se succédaient avec une régularité remarquable tous les dix-onze ans environ.
Si la nécessité impérieuse de crises pour rétablir périodiquement les équilibres économiques rompus découle de la nature même de la production capitaliste, la forme de ces crises, leur périodicité, leur caractère plus ou moins étendu, sont liés aux conditions concrètes de l’économie à la période où se produit la crise.
Au XIXe siècle, et essentiellement dans sa première partie, où la domination du capital se limitait à un nombre relativement restreint de pays les crises n’affectèrent naturellement que ce même nombre limité de pays. Parfois ensemble, mais souvent même séparément. Les crises gardaient un caractère essentiellement national.
Par ailleurs, dans ces pays mêmes, le tissu économique était infiniment moins complexe qu’aujourd’hui, la vie économique et ses fluctuations étaient dominées par un nombre également restreint de branches importantes comme la sidérurgie et, en connexion, les chemins de fer, comme encore le textile et les diverses branches qui fournissaient à ce dernier ses matières premières (coton, laine, etc...).
Une crise de surproduction sur n’importe lequel de ces divers marchés était immédiatement perceptible et, étant donné le poids spécifique relativement important de chacun par rapport à l’ensemble, la crise prenait rapidement un caractère général. Tantôt déclenchées par la mévente du coton, tantôt par un effondrement des valeurs du chemin de fer, les crises, en se généralisant, finissaient par mettre les quelques grandes branches dominantes à peu près au même diapason, de sorte que leurs cycles apparaissaient pratiquement concomitants, Ainsi. ponctués par des crises de surproduction qui apparaissaient clairement comme telles, les cycles économiques se succédaient régulièrement, à un rythme plus ou moins commun de renouvellement du capital fixe de l’ordre d’une dizaine d’années.
La profonde nécessité des crises en économie capitaliste n’implique nullement que cette nécessité se concrétise sous une forme immuable depuis la révolution industrielle et l’âge d’or du capitalisme libéral.
L’économie évolue dans le sens d’une complexité croissante. La multiplication extraordinaire des branches et, en particulier, de celles qui produisent des moyens de production, diminue le poids spécifique de chacune et, par suite, l’effet des variations cycliques de chacune sur l’ensemble de l’économie.
Le rythme de renouvellement du capital fixe qui est à la base des cycles, s’est modifié. Pour des raisons techniques d’une part : la durée de construction d’une usine, la mise en place d’un équipement, la fabrication de machines, sont considérablement réduites dans un très grand nombre de branches. Mais aussi parce que l’usure technologique est plus rapide, parce que des possibilités de financement nouvelles facilitent les renouvellements nécessités, etc...
A cette tendance générale à la réduction du rythme de renouvellement du capital fixe, l’augmentation du nombre des branches ajoute la diversification. De ce fait, la crise dans une branche ne prend pas ipso facto l’allure d’une crise générale. En revanche, lorsque la crise se généralise à toutes les branches, elle est infiniment plus profonde, plus étendue et plus catastrophique qu’au siècle passé.
Le crédit a connu une croissance considérable et, avec cette croissance, il permet plus largement encore que jamais d’entretenir une animation industrielle artificielle, alors même que la crise de surproduction est déjà potentiellement ouverte. Ce rôle croissant du crédit, comme celui de la monnaie-papier à cours forcé (avec les possibilités de manipulations monétaires qu’elle ouvre) ont donné à la spéculation un champ d’action toujours plus vaste, de moins en moins lié à l’activité productive réelle, de plus en plus étranger à toute rationalité.
Enfin et surtout, le théâtre des faits et méfaits du capital s’est élargi à l’échelle du globe. Là où il y avait des pays, il y a des continents entiers, là où il y avait des capitaines d’industrie, il y a des trusts puissants. Le jeu des lois de l’économie se déroule à une toute autre échelle qu’au début du XIXe siècle - et ses conséquences désastreuses également.
Tous ces phénomènes contribuent à donner aux vieilles crises du capitalisme une allure toute nouvelle. La crise de 1929, la plus terrible que l’économie capitaliste ait connue - et qu’il a connue à l’échelle du monde entier - n’était déjà plus une crise de surproduction « classique ».
Que ceux dont c’est le rôle de dépeindre le système bourgeois sous des couleurs idylliques, s’évertuent à dégager de cet incessant renouvellement des formes sous lesquelles les crises apparaissent, de quoi alimenter le conte d’un capitalisme harmonieux, est une chose. Mais les capitalistes vivent moins que quiconque de légendes, fussent-elles conformes à leurs voeux les plus chers. Qu’elle se manifeste au travers d’une crise de surproduction, d’un krach boursier, d’un effondrement monétaire, ou sous la forme plus bénigne d’une récession, la douloureuse régulation de l’économie capitaliste se traduit pour la plupart de ses profiteurs, par un ralentissement des affaires et, donc, par la réduction du profit. Et contre l’hydre aux mille têtes et aux mille visages de la crise, les capitalistes ne peuvent plus se passer de l’archange protecteur, l’État.
L’État, outre ses puissants moyens économico-politiques, possède dans son comportement économique la vertu exceptionnelle de ne pas obéir aux mêmes lois qui s’imposent à chaque capitaliste particulier : il ne recherche pas le maximum de profits pour lui-même, il tente d’intervenir pour permettre à l’économie capitaliste dans son ensemble de survivre.
Aux encenseurs attardés des « s ains mécanismes de l’économie capitaliste » d’ânonner la fière devise « laisser faire » de la bourgeoisie montante - au demeurant, même à cette époque révolue, cette dernière était moins fière dans son comportement envers le soutien étatique que ne le proclamait la devise - les capitalistes, avec infiniment plus de sens pratique, comptent absolument sur l’État pour suppléer la demande défaillante afin de permettre au capital de fonctionner.
Keynes, qui fit sa fortune d’économiste célèbre en théorisant la nécessité de l’intervention économique constante de l’État au service de la bourgeoisie, affirmait sans ambages que cette intervention était indispensable en tant « qu’unique moyen pratique d’éviter la destruction complète des formes économiques existantes, comme la condition du bon fonctionnement de l’initiative individuelle ».
Et, pour remplir cette noble mission, à l’État de se débrouiller pour trouver les fonds nécessaires. Les impôts, bien sûr, pour transférer des poches des exploités de quoi aider les industriels. Mais aussi, et depuis plus d’un demi-siècle, de manière croissante, les manipulations monétaires.

[source, 1972]

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