mercredi 24 juin 2015

:: Le 27 juin (14 juin) 1905 commençait la mutinerie du cuirassé Potemkine ["Pavillon rouge", LO, 26 juin 1962]

Le 27 juin 1905 au matin, le cuirassé Kniaz Potemkine Tavritchesky était encore l’orgueil de la flotte de la Mer Noire. C’était le plus moderne, le mieux armé de tous ses bâtiments, et il se trouvait sans doute déjà, dans les milieux socialistes, des esprits « réalistes » pour expliquer qu’avec un matériel militaire d’une telle puissance, la révolution n’était plus possible.

Au soir du même jour, drapeau rouge au mât, le Potemkine entrait dans la rade d’Odessa, et par la même occasion dans l’histoire.

Depuis le dimanche sanglant de janvier à Saint-Pétersbourg, la Russie vivait dans une atmosphère de fièvre politique. La crise révolutionnaire qui allait atteindre son apogée avec la grève générale d’octobre, touchait progressivement toutes les régions de l’immense empire, toutes les couches sociales.

Depuis quelques temps, il était certain que l’agitation avait gagné les équipages de la marine impériale, et les revers de la guerre russo-japonaise, l’écrasement de la flotte du Pacifique un mois auparavant à Tsoushima, n’avaient fait qu’accélérer les choses. Cependant le Potemkine était considéré comme l’un des bâtiments les plus sûrs, et les événements allaient surprendre tout le monde.

Le point de départ de cette révolte, que retrace fidèlement le chef d’oeuvre d’Eisenstein semblait insignifiant, et certains ont voulu voir là la preuve que la Révolution était le dernier souci des marins et qu’il ne s’agissait que d’une petite rébellion pour une histoire de viande avariée, habilement organisée par des « meneurs » professionnels.

Mais pour qu’une révolte éclatât sur un navire de guerre, où la mort est le sort traditionnellement réservé aux mutins, il fallait bien que le mécontentement soit profond. Les hommes du Potemkine savaient qu’ils s’engageaient sur un chemin sans retour, qu’ils n’auraient plus le choix, que leur action n’aurait de sens que s’ils essayaient de gagner à eux toute l’escadre de la Mer Noire, que s’ils se liaient à la Révolution qui mûrissait.

Que l’incident des asticots ait été le point de départ de cette révolte n’a rien d’extraordinaire, ce n’était que l’une des brimades que subissaient les marins, et dont leur vie quotidienne n’était qu’une longue suite. Mais la Révolution qui montait leur avait donné conscience de leur dignité, et celle-là, ils ne la supportèrent pas. Et leur geste avait comme une valeur symbolique, leur révolte devant la vermine grouillante, c’était leur révolte contre l’autocratie tsariste et ses arrogants valets.

L’arrivée du cuirassé à Odessa, au soir d’une journée où s’étaient succédé en ville manifestations de grévistes et fusillades, allait précipiter les événements.

Dès le lendemain matin, l’organisation social-démocrate envoyait ses représentants à bord du bâtiment, pendant que les matelots s’adressaient inlassablement à la foule immense qui défilait sur les quais devant le corps du matelot Vakoulintchouk « sauvagement assassiné par le commandant en second du cuirassé Potemkine, parce qu’il s’était plaint de la mauvaise qualité du bortch » comme l’expliquait la pancarte accrochée à sa vareuse.

Mais la répression policière, la tristement célèbre fusillade du grand escalier, allait montrer que les sept cents marins révoltés ne représentaient une puissance formidable qu’enfermés dans les tourelles de leur cuirassé, où ils ne pouvaient être d’aucun secours aux manifestants qui se faisaient massacrer à terre, car après un bien timide essai, ceux que l’on devait représenter sous les traits de bandits sanguinaires, se refusèrent à bombarder la ville avec leurs canons pour ne pas causer de victimes innocentes. Il ne pouvait pas être question non plus de descendre l’équipage à terre et de prendre ainsi le risque de perdre leur bâtiment isolé. Décidément le salut ne pouvait venir que du reste de l’escadre, si les autres navires se soulevaient eux aussi.

Mais pour le moment il n’en était rien, et le 30 juin une flottille, avec trois cuirassés arrivait en vue d’Odessa pour mettre le Potemkine à la raison. Les officiers, pourtant, ne devaient pas être très sûrs de leurs hommes, car les marins révolutionnaires n’eurent qu’à hisser le signal « rendez-vous ou nous faisons feu » pour voir leurs agresseurs faire demi-tour.

Le lendemain, c’est toute l’escadre de la Mer Noire, presque toute la flotte russe depuis Tsoushima, qui revint en formation de combat. Fièrement, le Potemkine s’avança au devant d’elle, mais lorsqu’il arriva à sa hauteur, au lieu des volées d’obus que lui destinaient les amiraux du tsar, ce sont les ovations des matelots massés sur les ponts des navires après avoir déserté leurs postes, qui montèrent vers lui. Le seul résultat de cette brillante opération militaire fut qu’un deuxième cuirassé, le Georges le Victorieux, se joignit au Potemkine. Pour éviter la révolte de l’ensemble de l’escadre, l’amirauté dut même s’empresser de mettre tous les autres équipages en permission illimitée. Désormais la chasse au Potemkine ne fut plus menée que par un contre-torpilleur dont l’équipage était exclusivement composé d’officiers.

Mais, malgré ce succès, les marins révolutionnaires étaient dans une impasse. Malgré les événements d’Odessa la révolution ne s’étendait pas en Russie, et le Potemkine était pris au piège, condamné à errer sans fin dans la Mer Noire dont il ne pouvait espérer sortir, les détroits étant solidement verrouillés par l’artillerie côtière turque. Le sort des marins du Georges le Victorieux, échoué en rade d’Odessa, montrait qu’il ne pouvait être question de se rendre, car personne parmi eux n’avait échappé au peloton d’exécution.

Le 8 juillet, le Potemkine entrait dans le port roumain de Constantza et s’y saborda après avoir obtenu pour son équipage le droit d’asile. Malgré cela, le gouvernement tsariste réussit à obtenir la tête du leader de la révolte, le matelot Afanasy Matouchenko, qui eut le tort, avec plusieurs de ses camarades, de faire confiance à un accord d’amnistie. Les nobles officiers, si imbus de leur sens de l’honneur, le firent pendre.

L’attitude de l’armée, essentiellement paysanne, qui dans son ensemble resta soumise à ses officiers fut sans doute la cause principale de l’échec de la révolution de 1905.

La marine fit exception, car non seulement elle comprenait une proportion d’ouvriers, bien plus importantes que les autres armes, mais encore elle était très souvent en contact étroit avec les ouvriers révolutionnaires des arsenaux, où les marins russes travaillaient, pendant le temps qu’ils passaient à terre.

La révolte du Potemkine resta donc en 1905 un fait pratiquement isolé, mais elle inaugura la longue tradition des marins révolutionnaires, de ceux de Cronstadt en 1917, de ceux de Kiel en 1918, de ceux de la Mer Noire en 1919.

Lutte de classe, 26 juin 1962

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