dimanche 29 novembre 2015

:: La bourgeoisie domine toute la société

Les affaires de corruption témoignent bien sûr de la mainmise de la bourgeoisie sur la vie politique. Mais elles ne sont que la face émergée de l'iceberg. Et pas seulement parce qu'il y a beaucoup plus de pots-de-vin distribués que ce que les quelques affaires qui deviennent publiques n'en révèlent.
La corruption est un moyen pour les capitalistes de se soumettre, au détail en quelque sorte, un par un, les politiciens ou les fonctionnaires dont elle a besoin pour obtenir une aide, un marché ou un passe-droit.
Mais ce n'est là qu'un aspect mineur de la domination que la bourgeoisie exerce sur l'appareil d'État dans son ensemble, et sur toute la société.
Les jeunes intellectuels qui, aujourd'hui, sortent des grandes écoles, plutôt que de consacrer leurs connaissances, leur intelligence, leur énergie, leur dévouement, à des tâches utiles, choisissent dans leur très grande majorité les fonctions lucratives mais moins nécessaires à la société que leur offrent les marchés financiers, la haute fonction publique, ou la direction du personnel de grandes entreprises. Ceux-là sont-ils moins corrompus parce qu'ils sont rémunérés par un salaire, et les avantages qui vont avec, plutôt que par un pot-de-vin ? La différence n'est peut-être que dans la régularité des versements.

 

L'État, un instrument aux mains des trusts


Si l'État, si tout son appareil de hauts fonctionnaires, de militaires, de diplomates est au service de la grande bourgeoisie, c'est parce qu'il a été et qu'il est conçu, fabriqué, sélectionné pour cela par la bourgeoisie elle-même.
Les dirigeants de l'appareil d'État, ceux des partis politiques, RPR, UDF, PS, et ceux des grandes entreprises, sont issus des mêmes milieux. Ils ont fréquenté les mêmes écoles et se retrouvent dans les mêmes cercles, les mêmes clubs... Ils sont interchangeables.
Quel que soit le poste qu'ils occupent, et quelle que soit l'étiquette politique qu'ils aient choisie, par conviction ou par calcul carriériste, ils servent toujours les mêmes intérêts.
Jérôme Monod, redevenu récemment conseiller de Chirac à l'Elysée, après avoir dirigé à partir de 1979 la Lyonnaise des eaux, avait été auparavant directeur du cabinet de Chirac, secrétaire général du RPR, mais aussi, pendant treize ans Délégué général à l'aménagement du territoire où il avait eu, notamment, l'occasion de faire la connaissance des élus et d'administrateurs locaux qui sont les clients potentiels de la Lyonnaise des eaux.
On pourrait multiplier les exemples. A gauche comme à droite.
Roger Fauroux, qui fut ministre de l'Industrie de Michel Rocard en 1988, avait été PDG de Saint-Gobain. Il est aujourd'hui directeur de l'ENA, tout en occupant des fauteuils dans divers conseils d'administration, dont celui d'Usinor Sacilor.
Martine Aubry, juste avant de devenir ministre du Travail, en 1991, était directrice général adjointe du groupe Péchiney, dont le président était Jean Gandois, qui sera, en tant que président du CNPF, l'interlocuteur de Martine Aubry, devenue ministre.
En fait, aujourd'hui, presque tous les dirigeants des plus grandes entreprises sont passés à un moment ou à un autre par un cabinet ministériel, dans des gouvernements de droite ou de gauche : de Jean-Marie Messier, PDG de Vivendi, à Louis Schweizer, PDG de Renault, en passant par Jacques Calvet, ancien PDG de Peugeot, Jean Peyrelevade, PDG du Crédit Lyonnais, ou Michel Pébereau, PDG de BNP-Paribas, et bien d'autres.
Grâce à son contrôle des forces productives, de toute l'économie, la bourgeoisie exerce sa domination sur l'ensemble de la société.

 

L'information et la culture sous contrôle... ou sous influence


Aujourd'hui, bien peu de choses, parmi tout ce qui se lit, s'écrit, s'écoute ou se regarde, échappe au contrôle ou à l'influence de la grande bourgeoisie.
Elle contrôle la presse, la télévision, la radio, l'édition. En fait l'ensemble des moyens d'information, de communication, de culture. Le plus souvent elle les contrôle directement, parce qu'elle en est propriétaire.
En France, par exemple, Dassault s'est offert Valeurs Actuelles. Arnaud, le PDG du groupe LVMH, numéro un mondial du luxe, possède la Tribune, le Monde de la musique, Radio classique. Pinault, du groupe du même nom, ne possède encore que Le Point. Bouygues s'est contenté, jusqu'à présent, de TF1 et de LCI. Suez Lyonnaise des Eaux contrôle M6. Enfin Seydoux, PDG de Pathé, détenait, jusqu'à il y a peu, 60 % du capital de Libération. Il n'en a plus que 10 %.
Mais tous ceux là restent des petits joueurs.
Par comparaison avec le groupe Vivendi par exemple, qui détient par filiales interposées, dont Havas, L'Express - l'Express qui nous aime tant depuis que l'on a fait, en 1995, une campagne pour dénoncer le prix de l'eau. Mais il y a aussi L'Expansion, Courrier international, Le quotidien du médecin, 01Informatique, La France agricole, L'usine nouvelle. Dans l'édition, il contrôle Larousse, Nathan, Masson, Plon, Bordas, Laffont, Dalloz. Dans l'audiovisuel et la communication, Havas, Canal plus, Canal satellite, etc. Et le réseau de distribution de films UGC.
Le groupe Lagardère détient à travers sa filiale Hachette un véritable empire de presse, avec Le Journal du Dimanche, Elle, Nice-Matin, La Provence, Var-Matin, Télé 7 jours, Parents, Paris-Match, l'Echo des Savanes, etc., et des centaines de titres à l'étranger. Il possède aussi, dans l'édition, Grasset, Fayard, Stock, Calmann-Lévy, Le livre de Poche, etc.
Mais les grands patrons n'ont même pas besoin de posséder directement les journaux ou les chaînes de radio ou de télévision pour en influencer le contenu. Ils disposent pour cela, avec la publicité, d'un moyen de pression très efficace.
C'est en effet de la publicité que journaux et chaînes tirent la plus grosse partie de leurs recettes.
Le budget de publicité de Vivendi, en 1998, représentait deux milliards de francs. Presque toute la presse, hebdomadaire et quotidienne, y a émargé. Faut-il y voir la raison de l'extraordinaire retenue avec laquelle la presse évoque - ou n'évoque pas - le rôle de Jean-Marie Messier, PDG de Vivendi, de ses prédécesseurs ou de son entourage, dans des affaires récentes de corruption ?
Ce qu'on sait, c'est que ces grands patrons, qui veulent en avoir pour leur argent, n'hésitent pas à intervenir quand un article de presse ne leur plaît pas. En septembre dernier, pour avoir publié un commentaire ironique sur les mauvaises affaires de Bernard Arnaud dans l'Internet, le Nouvel Observateur s'est ainsi trouvé privé de la publicité du groupe LVMH dans le numéro suivant. Soit une perte sèche de plus d'un million et demi de francs. C'était un avertissement qui n'était pas sans frais.
Que valent, dans ces conditions, la liberté, l'indépendance des journaux et des journalistes, et que vaut la liberté de la presse ?
Mais la bourgeoisie n'a même pas besoin de ces moyens directs de contrôle ou de pression.
Les journaux qui n'appartiennent pas directement à des groupes industriels ou financiers, comme Le Monde, et ceux qui ne dépendent pas de la publicité, comme Le Canard Enchaîné, n'en sont pas pour autant plus neutres, socialement, sans parler d'être révolutionnaires ! Cela ne les empêche pas, eux aussi, comme tous les autres, d'ignorer les sentiments, les opinions, les espoirs, et simplement la vie, de ceux qui, comme l'écrivait Jacques Prévert, " fabriquent dans les caves les stylos avec lesquels d'autres écriront en plein air que tout va pour le mieux " .

 

La dictature des propriétaires des moyens de production


Ce pouvoir fondamental sur la société, qui lui vient de son contrôle de l'économie, qui lui vient de la propriété privée des gigantesques moyens de production modernes, la bourgeoisie ne le partage pas. Dans la plus démocratique des démocraties bourgeoises, la démocratie s'arrête à la porte de l'atelier, du bureau, de l'usine.
La démocratie bourgeoise d'aujourd'hui reste, comme celle que les bourgeois de 1789 voulaient instaurer, une démocratie pour les propriétaires, dominée par les propriétaires. C'est-à-dire que la démocratie s'arrête là où commence la propriété. A l'époque, il s'agissait, essentiellement, de propriété foncière. Aujourd'hui, il s'agit de la propriété d'immenses forces productives, dont dépend la vie de toute la société.
Les dirigeants des trusts peuvent, comme ceux de Total, ou d'autres, salir des centaines de kilomètres de côtes sous prétexte d'économies de transports, et imposer à la collectivité d'en faire tous les frais.
Ils peuvent déplacer leurs usines, les fermer, jeter à la rue des milliers de travailleurs, condamner des régions entières à l'asphyxie économique et au désastre social.
Ils peuvent aussi déplacer des millions de travailleurs, les faire venir des quatre coins du monde, quand ils ont besoin d'eux. Et les renvoyer, ou leur fermer la porte au nez, quand ils n'en ont plus besoin.
Et ils peuvent soumettre, dans le monde, des populations entières à la famine et les réduire à la mort lente, sous le poids de dettes qui les ont, eux, enrichis.
La démocratie parlementaire, de ce point de vue, n'est qu'une façade et un leurre. Elle n'est que l'une des formes politiques possibles de la dictature de la bourgeoisie. Mais c'est bien de dictature qu'il s'agit. Même si la liberté d'expression de tous est totale, elle n'a pas le même poids si elle s'exprime au café du coin ou en pleine page des journaux à grand tirage et à longueur de journaux télévisés.

 

De la dictature économique à la dictature politique


La démocratie parlementaire est la forme de gouvernement que la bourgeoisie préfère car elle lui permet de régler démocratiquement les conflits en son sein et d'amortir les revendications sociales.
Mais en période de crise, quand son pouvoir est menacé, ou simplement quand ses intérêts sont en jeu, cette dictature peut s'exercer directement, sous les formes les plus brutales.
Il a suffi parfois d'élections favorable à la gauche. Ce fut le cas en 1936, en Espagne, et plus récemment en 1973 au Chili dont le régime démocratique était alors donné en exemple en Amérique Latine. En Grèce, en 1967, il a même suffi que la gauche paraisse en mesure de gagner les élections, pour que les colonels s'emparent du pouvoir.
Cela pourrait aussi arriver en France un jour, même si nous vivons aujourd'hui dans un régime démocratique, avec toutes les limitations que nous avons décrites : nous pouvons nous réunir, diffuser notre presse, nous présenter aux élections.
Alors, comme l'écrivait Lénine, " nous sommes pour la république démocratique en tant que meilleure forme d'État pour le prolétariat en régime capitaliste ; mais nous n'avons pas le droit d'oublier que l'esclavage salarié est le lot du peuple, même dans la république bourgeoise la plus démocratique " .
Il y eut juin 1848 et il y eut la Commune. C'est sur le massacre des Communards que s'est bâti le compromis politique qui donna naissance à la république dans laquelle nous vivons toujours. Et à deux reprises au 20e siècle, de 1914 à 1919, et de 1940 à 1944, la démocratie fut mise entre parenthèses, et le pouvoir transmis, de fait, à l'armée et à la police.
Mais il y eut aussi, tout au long, la répression des grèves ouvrières, parfois sanglante.
Et il y eut les guerres coloniales. La guerre d'Indochine et la guerre d'Algérie, avec ses tortures et le massacre d'ouvriers algériens à Paris, ce n'est pas si vieux. Des responsables de cette barbarie sont encore là. Certains s'en vantent !
La 5e République est d'ailleurs née à cette époque, sous les auspices d'un général, de Gaulle, et sous la menace d'une intervention des généraux de cette armée de la guerre d'Algérie.
Et la visite que de Gaulle fit en Allemagne, au moment des événements de mai 1968, pour vérifier si les blindés stationnés là-bas étaient prêts à foncer sur Paris, montre que si finalement il choisit les élections pour régler la crise, l'intervention de l'armée faisait partie des possibilités envisagées.

Extrait d'un Cercle Léon Trotsky (Démocratie, démocratie parlementaire, démocratie communale,
2001)

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