lundi 20 septembre 2010

:: La seule chance de la gauche est-elle dans son unité à tout prix ? [chili #5]

Extrait de Chili : un massacre et un avertissement (brochure parue le 30 septembre 1973).

Allende est il un martyr du socialisme ?

C’est ainsi que toute la gauche nous le présente. De la part du PS et du PC ce n’est pas étonnant. Mais une partie de l’extrême gauche participe maintenant à la mystification. Sous le prétexte que toute la gauche chilienne sans distinction est en butte à la répression féroce de la junte, il ne serait plus l’heure de comprendre, d’analyser et de se démarquer mais de soutenir sans critique. Comme si le fait d’avoir livré sans armes et sans organisation les travailleurs, les paysans et les militants de gauche chiliens au massacre absolvait tout.

Certes nous défendons tous ceux qui sont en butte à la répression. Nous avons la même solidarité face à la junte militaire pour les intellectuels que pour les ouvriers chiliens, pour les libéraux bourgeois que pour les militants du PC ou du PS chiliens, ou que pour les trotskystes. Mais cette solidarité face à la soldatesque ne doit pas nous empêcher de comprendre et rechercher quelle politique fut celle des uns et des autres et en particulier des dirigeants de l’Unité Populaire et d’Allende lui-même.

Par sa politique fondamentale,- souci de préserver à tout prix l’État bourgeois, refus de faire appel à l’initiative révolutionnaire des travailleurs -, Allende était un homme politique bourgeois. Sa politique fut simplement l’une des politiques possibles de la bourgeoisie dans le contexte du Chili. Il y en avait d’autres, celle de la junte militaire par exemple, qui exigeait le massacre préalable de la gauche et du mouvement ouvrier, et éventuellement même si l’on ne pouvait faire autrement la mort d’Allende.

À celui-ci la junte aurait d’abord offert un avion pour partir à l’étranger, ce qu’il aurait refusé si nous en croyons le récit d’une de ses filles qui fut avec lui au palais présidentiel jusqu’au tout dernier moment. La mort d’Allende en combattant les armes à la main, comme cela semble donc être le cas, prouve sans doute son courage personnel et sa fidélité à sa politique. Elle prouve même que pour donner plus de poids à cette politique aux yeux des masses et de l’opinion, c’est à-dire finalement y enchaîner encore davantage les travailleurs chiliens, il a été jusqu’à sacrifier sa vie. Cela ne prouve pas que cette politique était une politique socialiste prolétarienne. Et cela ne fait d’Allende qu’un martyr de gauche au service de la bourgeoisie, mais pas un martyr du socialisme.

Mitterrand pourrait-il un jour être fusillé par la bourgeoisie ?

Mitterrand est exactement le même type d’homme politique qu’Allende. Dans un contexte similaire à celui du Chili il pourrait subir exactement le même sort. Et nous pouvons dire d’avance que, comme Allende, il accepterait plutôt de risquer sa vie que mettre en cause les fondements mêmes de la domination de la bourgeoisie.

Les exemples de politiciens bourgeois, démocrates ou hommes de gauche, abattus ou fusillés par la réaction militaire ou l’extrême droite sont légion dans l’histoire. Le fascisme en Italie, le nazisme en Allemagne n’épargna nullement sociaux-démocrates ou libéraux bourgeois qui pourtant tous, à des degrés divers, avaient par leur politique contribué durant les années précédentes à sauver l’ordre bourgeois et empêcher la révolution prolétarienne. En France même le régime de Pétain n’hésita pas à faire juger et jeter en prison Léon Blum qui, trois années plus tôt, en se comportant suivant ses propres termes « en gérant loyal du capitalisme », avait protégé celui-ci contre la montée ouvrière.

Car les démocrates et les hommes de gauche hésitent et généralement refusent de s’attaquer à l’extrême droite et encore plus aux militaires d’extrême droite parce que ceux-ci demeurent, en tous les cas, une solution de rechange possible pour la bourgeoisie. Et il est dans la politique des démocrates bourgeois justement de préserver toutes les solutions politiques possibles au service de la bourgeoisie. Mais par contre, comme la politique de l’extrême droite et de la réaction militaire est de détruire tout mouvement ouvrier, il leur est quasi nécessaire de détruire aussi toute démocratie et, le plus souvent, de mettre donc les politiciens libéraux bourgeois eux-mêmes hors d’état de nuire.

Est-ce parce qu’Allende était un homme de gauche que l’armée a pris le pouvoir ?

Le fait qu’Allende était un homme de gauche a certes facilité les choses pour l’extrême droite, parce qu’Allende, en s’aliénant les classes moyennes, les a dressées contre la gauche et contre la classe ouvrière. Et aussi, parce qu’en ne donnant pas satisfaction aux travailleurs et aux paysans pauvres, depuis trois ans, sur leurs aspirations essentielles, il a en partie discrédité à leurs yeux le socialisme, qui, à travers la politique de l’Unité Populaire, leur paraissait avoir le même visage que celui du réactionnaire régime du démocrate-chrétien Frei auquel Allende avait succédé : mêmes patrons, même police, mêmes inspecteurs des impôts, etc.

Mais il n’y a pas que les gouvernements de gauche qui peuvent être victimes d’un coup d’État militaire. L’armée peut très bien saisir de la même manière une occasion favorable quand ce n’est pas un homme de gauche qui est au pouvoir. Et d’autres politiciens bourgeois que ceux de gauche peuvent mener une politique telle, et se trouver dans une situation telle, que l’armée ou l’extrême droite envisagent d’intervenir. Ce fut par exemple le cas en France le 6 février 1934. Plus près de nous, nous avons connu il y a dix ans, avec l’OAS, une organisation d’extrême droite dont les cadres étaient constitués par toute une fraction de l’appareil d’État, en particulier de l’armée, et qui essaya à plusieurs reprises d’éliminer par la violence le pourtant déjà réactionnaire de Gaulle. Une telle possibilité d’intervention de l’extrême droite et de l’armée existe aussi à l’heure actuelle en Italie où le régime parlementaire, bien que dominé par les partis de droite, est en état de crise permanente.

Et ce n’est pas parce qu’un coup d’État militaire serait dirigé contre un gouvernement de droite qu’il serait moins sanglant que celui qui vient d’avoir lieu au Chili. Si Salan avait réussi à éliminer de Gaulle en 1962 et à s’emparer du pouvoir, il n’est pas sûr que de Gaulle et ses amis politiques d’une part et la classe ouvrière d’autre part ne l’aient pas payé très cher.

Est-ce que l’armée représente plus les intérêts de la bourgeoisie qu’Allende ne les représentait ?

Les intérêts de la bourgeoisie, non. Allende les représentait tout autant que l’armée les représente. Mais ils ne représentent pas la même politique, pas la même manière de défendre les intérêts de cette bourgeoisie. Et il est même bien possible que la politique qui correspondait le mieux aux intérêts de la bourgeoisie chilienne ait été celle d’Allende. Mais les différentes fractions politiques qui prétendent représenter les intérêts de la bourgeoisie sont rivales et chacune saisit, quand elle le peut, l’occasion d’imposer sa politique et de se hisser au pouvoir.

La différence fondamentale est que l’armée et l’extrême droite peuvent anéantir, pour parvenir à leur but, tous les hommes politiques de la bourgeoisie, qu’ils soient de gauche ou de droite, mais que ni la bourgeoisie, ni ses hommes politiques, ne peuvent anéantir l’armée, la police, et leurs états-majors, sans scier la planche sur laquelle ils sont assis.

Dans le cas d’un Mitterrand au gouvernement attaqué par l’extrême droite et l’armée devrions-nous le défendre ?

Au-delà de tout gouvernement de gauche c’est tout le mouvement ouvrier, tout le mouvement socialiste qui serait visé et dont la destruction serait projetée. Aucun ouvrier, aucun socialiste n’aurait donc le choix. Sous peine de mort il faudrait se défendre les armes à la main. Et le faire, bien sûr, aux côtés de tous ceux qui seraient menacés de même, y compris la gauche non révolutionnaire ou les libéraux bourgeois.

Comment la classe ouvrière devrait-elle se défendre et défendre la gauche au pouvoir ?

La pire des politiques pour la classe ouvrière serait dans ce cas-là celle préconisée actuellement par la gauche et par une partie de l’extrême gauche à propos du Chili : se ranger, politiquement et militairement, derrière le gouvernement de gauche, sous prétexte qu’il est le premier visé par le putsch ou le coup d’État.

C’est toute la politique de cette gauche qui a abouti au Chili à mener les travailleurs sous les coups des putschistes, comme elle y aboutirait en France. Ne pas leur donner d’autres perspectives sous prétexte que l’on est devant le putsch c’est leur demander de se rallier et d’approuver la politique dont ils sont victimes en ce moment même, et qui ne peut que les mener, de toute manière, de catastrophe en catastrophe.

Quant à faire confiance sous des prétextes « militaires », c’est aussi absurde puisque l’une des bases de la politique de cette gauche c’est justement de refuser absolument d’armer la classe ouvrière et les travailleurs. En 1936 en Espagne les travailleurs ne purent, dans un premier temps, faire échec au coup d’État de Franco que parce que, sans tenir compte du gouvernement de Front Populaire, qui n’avait jamais envisagé d’armer la population, ils s’armèrent, s’organisèrent en milice, combattirent sans attendre ni ses ordres ni son appui.

Et la politique des partis ouvriers qui se rangèrent alors derrière les bourgeois « républicains », et renoncèrent à défendre les intérêts et les revendications propres des travailleurs et des paysans au nom de « l’unité », n’aboutit qu’à démoraliser ceux-ci, et non à renforcer la lutte contre les franquistes.

Même si elle se trouve à combattre, par la force des choses, dans le même camp qu’un Mitterrand ou un Allende, la classe ouvrière ne doit donc pas se ranger derrière eux, pas leur faire confiance, mais mener sa politique et s’organiser indépendamment, militairement et politiquement, pour pouvoir le faire.

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